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Le syndrome du « manager incompétent » : un mal sénégalais

L’émoi manifesté par bon nombre de Sénégalais et l’incertitude à laquelle s’expose l’économie de notre pays, suite à l’adresse à la Nation du Chef de l’Etat, en date 03 février 2024, requièrent qu’une réflexion profonde soit entamée sur les racines du mal sénégalais. Les turbulences annoncées, faut-il le rappeler, ne seront qu’une répétition des tumultes vécus par le Sénégal, à la veille des élections de 2012. 

Qu’est ce qui explique que l’économie sénégalaise (les secteurs et entreprises qu’ils abritent, l’Etat, les ménages et les individus) soit condamnée à subir, toutes les décennies, des chocs au gré du cycle électoral ?

En d’autres termes, dans une perspective économique, peut-on nommer le mal sénégalais ? Le but visé par cette contribution est de montrer que les procédures de nomination privilégiées par l’Etat soumettent de façon structurelle le Sénégal aux effets vicieux du « syndrome du manager incompétent » et constituent, par conséquent, un important goulot d’étranglement pour la Nation.

Dans ce qui suit, nous montrons que i) les procédures de nomination dans l’administration publique sénégalaise défient le principe de Peteret ii) ces dernières, qui tirent leur source d’une disposition clé de la Constitution sénégalaise, ont pour effets pervers d’inhiber le développement, d’où iii) l’urgence de remédier à une telle disposition féodale.    

Du principe de Peter au « syndrome du manager incompétent »   

 Le principe de Peter stipule que « dans une hiérarchie, tout employé a tendance à s’élever à son niveau d’incompétence » (Peter et al. 1970). Deux postulats relevant du bon sens sous-tendent cette proposition : i) un employé compétent sera promu à un niveau hiérarchique supérieur ; ii) un employé incompétent ne sera pas promu à un niveau supérieur. Selon ce principe, tant qu’un employé/agent fait partie des meilleurs, il sera promu. Mais lorsqu’il atteint son seuil d’incompétence et/ou est incompétent, il ne peut être promu. Ce principe suppose, par conséquent, que tout employé/agent rationnel qui atteint son seuil d’incompétence confesse son incapacitéet renonce à toute idée de promotion. Paradoxalement, le principe de Peter est très souvent pris à défaut et donne lieu au « syndrome du manager incompétent » ou « syndrome de la promotion focus ». Le « syndrome du manager incompétent » découle de ce que, d’une part, l’agent incompétent n’est pas rétrogradé à son ancien poste mais reste à son poste et, d’autre part, qu’il puisse passer à travers les mailles pour être promu à un poste au-dessus de son seuil d’incompétence. Le mal sénégalais est bien illustré par le « syndrome du manager incompétent » qui consiste, pour l’Etat à nommer à des postes liés à la conduite des politiques publiques certains agents qui n’en remplissent manifestement pas les critères. L’allégeance au « Prince » et/ou l’appartenance au parti au pouvoir ou à un parti affilié se substituent, la plupart du temps, au mérite et aux compétences comme critères qui donnent droit à une nomination et/ou à une promotion. Mais d’où cette pratique féodale tire-t-elle sa source ?    

L’article 44 de la Constitution : une disposition féodale qui inhibe le développement 

Le « syndrome du manager incompétent » ressortait déjà très clairement de l’examen du document d’analyse diagnostic-pays effectué par la Banque mondiale(2018), et pointait du doigt une faiblesse notoire de l’administration sénégalaise dans la mise en œuvre des politiques publiques. L’une des conclusions majeures de ce diagnostic était que l’Etat sénégalais fonctionne sur la base d’un système politique guidé par le corporatisme et le clientélisme. L’on comprend dès lors pourquoi l’une des contraintes majeures au développement économique du Sénégal soit d’ordre institutionnel. Pour rappel, le développement économique est « la combinaison des changements mentaux et sociaux d’une population qui la rendent apte à faire croitre, cumulativement et durablement son produit réel global », au sens de Perroux (1966).

 Cette faiblesse institutionnelle est en grande partie liée à un problème de « casting » dans le choix des compétences au service d’un Etat résolument tourné vers le développement. Elle tire essentiellement sa source d’une disposition féodale contenue dans la Constitution sénégalaise. En effet, cette dernière, en son article 44, stipule que « le Président de la République nomme à tous les emplois civils et militaires ». S’il est aisé de comprendre qu’un tel privilège soit accordé par la Constitution au Président de la République, il est, en revanche, fort curieux de constater qu’aucune disposition annexe et explicite ne vienne encadrer ce pouvoir exorbitant conféré au « Prince », comme l’exigent les us dans les pays modernes. Il en est ainsi du Japon de l’ère Meiji qui, en une génération, est sorti de son isolement féodal, pour entrer, la tête haute dans le concert des puissances modernes. A l’instar du Japon qui s’est fait violence en renonçant aux pratiques féodales et qui a été le premier peuple non occidental à réaliser un miracle économique, le Sénégal devraitcomprendre qu’une telle disposition de la Constitution sénégalaise relève de pratiques qui inhibent le développement.  

De l’urgence de remédier à une disposition féodale

A défaut de mettre en place des règles explicites basées sur le critère du mérite et encadrées par la loi, il est temps de comprendre que la procédure de sélection fondée sur l’article 44 de la Constitution ne permet pas à l’Etat sénégalais de disposer des personnes qu’il faut à la place qu’il faut ! Pourtant une panoplie d’outilspeut être proposée afin de corriger cette disposition désuète de la Constitution sénégalaise qui confère au Président de la République un pouvoir de nomination « féodal » des personnes chargées de la conduite des affaires publiques.

 Il y a d’abord les idées fortes contenues dans la charte de gouvernance démocratique, issues des conclusions des Assises nationales (MBow, 2012) organisées par le Sénégal entre le 1er juin 2008 et le 24 mai 2009. Les concepteurs de cette charte avaient mis en exergue le rôle capital d’une administration publique républicaine dans la mise en œuvre d’une politique de développement et dans l’instauration d’un climat propice à investissement. Ils avaient également formulé un ensemble de propositions opérationnelles dont la nécessité « d’instituer l’appel à candidatures pour certains postes de la haute fonction publique et du secteur parapublic ». Une telle procédure remettrait le mérite au cœur du processus de sélection des agents en charge de la conduite des affaires publiques.

  Il convient ensuite d’établir un système d’incompatibilité entre l’appartenance à un parti politique et l’exercice d’une mission dans la haute fonction publique et le secteur parapublic afin d’éviter que les hauts fonctionnaires ne soient influencés par leur appartenance politique dans le traitement des affaires de l’Etat. Une telle disposition, outre le fait de privilégier le mérite et l’intérêt général, permettrait au Sénégal et à son économie de se mettre à l’abri des incertitudes comme celles engendrées par le discours du Chef de l’Etat en date du 03 février 2024. A titre d’exemple, nous pouvons citer la mesure prise par De Witt (1669) dans le cas de la Hollande, de frapper d’incompatibilité l’appartenance aux deux sphères susmentionnées et l’impact que celle-ci a eu sur l’avènement du miracle économique hollandais. Le diagnostic de De Witt, un des théoriciens les plus illustres de la politeia hollandaise, sur les facteurs de la « prospérité » et de la « ruine » économiques, politiques et sociales était sans complaisance. Il avait recensé avec une justesse frappante les éléments qui opposaient les deux modèles. Il s’agissait surtout d’éléments de type « mental » : « liberté » contre « libéralité » ; « indépendance personnelle » contre « servilité et obédience ».

 En conclusion, nous pouvons relever que le problème structurel de « casting » dans le choix des compétences en charge de l’animation d’un Etat au service du développement économique découle, au Sénégal, d’une disposition féodale contenue dans la Constitution sénégalaise, en son article 44. Une telle disposition qui confère au « Prince » un pouvoir exorbitant relève de pratiques qui inhibent le développement. S’il faut nommer le mal sénégalais, l’expression la plus appropriée serait sans doute celle du « syndrome du manager incompétent » tel que décrit par Peter. Par conséquent, pour un pays dont l’ambition est de mettre le cap vers la modernité, l’urgence est de remédier à une telle disposition féodale. Parmi les options possibles, deux d’entre elles nous semblent urgentes : l’institution d’un système d’appel à candidatures adossé aux critères du mérite et de la compétence pour les postes à pourvoir au niveau de la haute fonction publique et du secteur parapublic et l’adoption d’une règle d’incompatibilité entre l’appartenance à un parti politique et l’exercice d’une mission dans la haute fonction publique et le secteur parapublic. L’enjeu pour l’économie sénégalaise, comme l’avait relevé Davenant (1699) dans son analyse du miracle économique hollandais, serait de dissocier deux catégories d’acteurs socio-économiques : ceux qui réunissent les moyens de faire leur propre fortune et ceux qui n’ont de grandeur que prélevée de leur propre paysque Davenant désigne sous le vocable de sangsues féodales et de parasites d’Etat.

Pr François Joseph Cabral,

FASEG/UCAD