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Les prismes de l’émigration clandestine Par Jean Pascal CORREA, sociologue

Chaque cas doit être appréhendé comme une singularité. Dans chaque pirogue se retrouve une juxtaposition de projets. Non pas de projet de voyager mais des projets de vie, au sens d'une ambition, d'un désir de se réaliser, un désir d'échapper à une situation non désirable, qu'elle soit déjà là ou qu'elle soit une menace fortement perçue...

Le migrant : initiateur et/ou acteur principal

Le voyageur peut coïncider avec l'initiateur du projet ; de même, le voyageur peut se retrouver tout simplement comme acteur d'un projet initié par quelqu'un d'autre, notamment dans la sphère familiale. Le projet peut ainsi être celui d'une famille. Ou d'une partie de la famille ; parce que tous les membres de la famille ne sont pas informés du projet et de l'identité de l'acteur principal du projet. La nature du projet – de chaque projet – est fondamentale à déterminer, sans jugement de valeur. Un projet est un projet ; et dans projet, il faut entendre projection, mise en perspective.

Une rationalité, peu ou prou

A côté de la motivation , il importe de s'intéresser tout autant au contexte du projet. Pour ne pas intellectualiser le procédé, retenons que tout le monde fait sa propre analyse du contexte. Et le contexte n'est guère plus que la pression perçue qui structure – favorise ou contraint – ma capacité d'action, mon désir de réalisation et d'épanouissement. Cette pression pouvant être favorable ou contraignante, chaque acteur rencontré dans son analyse du contexte les dimensions et l'échelle d'analyse dont relèvent son niveau d'information et son habileté à faire avec le contexte. De l'international au national voire le contexte local, la perception de ce qui favorise ou contraint ma capacité d'action peut renvoyer à la conjoncture économique, à la pression sociale, aux pesanteurs culturels, au désarroi psychologique face à l'environnement et au cadre de vie, à l'action politique, à la participation (ou le désengagement) citoyen, entre autres. Ce que, à longueur de journée, le citoyen lambda adule ou rejette, c'est cela qui participe du contexte. Ne pas le considérer à sa juste portée, c'est additionner les facteurs de rejet d'une offre alternative. La patience et l'espoir restent ainsi les seuls facteurs qui retardent l'action ou la mise en place d'un autre projet, de manière isolée ou pas. Ainsi doit-on lire le positionnement de certaines personnes en tant que « marchands ambulants », par exemple. Aucun jeune, homme ou femme, n'a le projet de devenir marchand ambulant ; mais chaque marchand ambulant voit dans ce métier un pis-aller, en attendant.

Un processus de prise de décision biaisé mais efficace

L'opportunité constitue un autre paramètre à prendre en considération. A ce niveau, l'entracte entre la fin de la haute saison de pêche artisanale et le début de la prochaine saison de pêche artisanale – qui coïncide généralement avec la fin de la saison des pluies – est perçu comme un moment favorable pour réaliser la seconde partie du projet : le voyage. Et, lorsque de nombreux pêcheurs se retrouvent eux-mêmes dans l'oisiveté, le déclenchement du projet n'est jamais loin. Pourquoi sont-ils dans l'oisiveté ? Nous sommes nombreux à ne pas avoir appris à combiner des activités pour accroître notre autonomisation. Après la pêche – ou sans la pêche –, il n'y a que l'attentisme, les palabres autour du thé, les plaintes, la recherche du coupable qui ne saurait être moi... La gestion par soi-même du budget- temps n'est pas encore établi en science ou en pratique familiale. Nous sommes plus que nombreux à avoir été formatés pour ne mener qu'une seule activité à la fois. Donc, si la mer est peu amener, j'attends... Je n'entreprends pas. L'exploitation du pétrole menace mon activité de pêche, j'attends. Je me plains mais j'attends. Pas de perspective de reconversion professionnelle. Jusqu'à ce que la faim tiraille les tripes des miens. Ou que l'un des miens me propose un projet viable ou aventureux.

Mais il n'y a pas que la voie maritime : le désert est l'autre voie de passage. Il happe des âmes et engloutit des corps. Les porteurs ou acteurs de projet les plus déterminés à cacher leurs démarches partent par cette voie encore plus difficile à surveiller (mais plus aisée à contrôler ; étant donné les arrêts aux postes frontaliers jusqu'à l'entrée du désert). Chaque frontière traversée renforce l'espoir de se rapprocher du but. Mais, dans le même temps, chaque étape augmente le danger ; avec une avancée possible mais un recul peu acceptable, notamment du côté des passeurs.

Pour la voie maritime, le passeur est connu ; le contact est établi avant le départ. Pour la voie du désert, il y a des passeurs en bande organisée. Le migrant ne les connait pas ; il est mis en contact avec eux, au tout dernier moment.

En tous les cas, par une voie comme par l'autre, c'est le projet qui est essentiel. Il n'est pas acceptable de l'abandonner dès lors que le financement est mis à disposition. Il est impensable de retourner en famille « les mains vides ». Mieux vaut rester... et rester ! Question d'honneur !

Et le bien-pensant dira que c'est simple...

La première partie du projet renvoie à la mobilisation des fonds pour financer le projet dans la continuité du voyage et des premières semaines de vie à l'étranger, ne serait-ce qu'en termes de ressources pour passer un premier appel téléphonique pour donner des nouvelles. Le reste – le caractère aléatoire des moyens de subsistance et les dispositions prises pour « perdre » ses pièces d'identité – relève des caractéristiques du projet : sa finalité, le courage, la témérité, l'endurance et l'imagination pour saisir la première opportunité qui se présentera et, par la suite, ajuster la démarche pour parvenir à s'insérer professionnellement et s'intégrer dans le nouveau milieu de vie.

Il n'y a pas de réponse uniforme à l'émigration clandestine... Mais il est possible de s'intéresser au contexte pour le rendre favorable à des projets qui sont dis/nctes des perspectives migratoires. Cette démarche migratoire est suicidaire mais, qui ne le sait pas ? L'acteur du projet ne s'est pas levé pour se suicider ; c'est un projet. Rodrigue (cf. Le Cid) n'avait pas choisi de perdre sa dulcinée ; il avait choisi l'honneur.

La migration en soi étant un fait des plus naturels, il serait également logique que les acteurs étatiques s'engagent à l'frontière en toute responsabilité avec leurs paires des autres Etats, à travers les logiques d'accès – temporaires ou permanentes – à des espaces protégés ; avec le principe de la réciprocité visant à traduire l'égalité de traitement comme un droit dont doit bénéficier tout citoyen (un traitement qui commence dans les Services consulaires).

En attendant, la surveillance des points de départ et des voies de passage est exercée à l'aveuglette, faute d'accéder à l'information à temps. Mais cette information est d'autant plus cachée qu'elle relève des projets singuliers. Tout est dans ce ou ces projets, que nous en partageons leur fondement ou pas.

Jusqu'à ce qu'il relise Corneille

Nos frères et sœurs migrants ne sont pas tous sujets au dilemme cornélien ; mais à moi d'interroger l'intensité de la tension que nombre d'entre eux vivent pour, à défaut de se mettre à leur place, chercher à appréhender la complexité des situations singulières. C'est là où la nation trouvera des points communs et des particularités, des solutions, des alternatives, des remèdes ; bref, une remise en cause collective. Car, au total, ces migrants traduisent une démission que chacun d'entre nous a déjà exploité, en rejetant le rapport à la vérité, à la foi sincère, à la cohérence actée, à la durabilité souhaitable.

Si « musiba mbaba cumba » est un conte oublié, rappelons-nous alors que « aay du yem ci boppu borom am » !

Jean Pascal CORREA, sociologue.